N°1 - OCTOBRE 2002
La vérité : solidité d’une connaissance
ou fragilité d’un appel ?par Dominique DEGOUL
Dans « le christianisme a 2000 ans », ouvrage apologétique publié à l’occasion du grand jubilé, Isabelle Moural écrit p.119 : « Une majorité aujourd’hui ne croit plus à la vérité unique, universelle, transcendante, permanente. Comment, dans ces conditions peut se recevoir le message chrétien ? ».
Question redoutable: si la reconnaissance du Christ Vérité et Vie passe par la croyance en une vérité universelle, transcendante, permanente, l’Eglise paraît avoir peu d’avenir, au moins en occident : cette conception de la vérité s’est singulièrement obscurcie. Pour nos contemporains, elle est sincérité (la vérité qui s’oppose au mensonge, et non à l’erreur) ; ou elle n’existe pas.
Est il impossible, dès lors, qu’ils redeviennent chrétiens ? J’ai la conviction que non.
Je rappellerai d’abord pourquoi nos contemporains prêchent le relativisme ; puis ensuite comment l’entrée dans la foi peut se faire en dehors de présupposés philosophiques.Une vérité inacceptable
Considérons d’abord les raisons qui font dire à nos contemporains « il n’y a pas de vérité ».
La division des chrétiens, la multiplicité des discours religieux dans le monde, l’intolérance dont notre époque est le bien cruel témoin, rendent pour la plupart d’entre eux l’idée qu’il y a une seule vérité et qu’elle est localisable quelque part pas tant impensable qu’inacceptable. Quelle est, en effet, cette idée de la vérité au nom de laquelle on peut dire que l’autre se trompe - et que donc, en une certaine manière, je suis supérieur à lui, puisque j’ai quelque chose qu’il n’a pas ? Les dénégations de certains catholiques pour qui le fait qu’ils possèdent la vérité n’entraîne pas qu’ils méprisent les autres mais seulement qu’ils combattent leurs idées n’y changent rien. Au nom de quoi, pour l’incroyant, la vérité serait elle du côté de celui qui proclame la posséder ?
L’égalitarisme contemporain se refuse à cela... et, s’il se trompe philosophiquement, il faut reconnaître à ce relativisme pratique une certaine forme de sagesse. Plutôt ne pas connaître la vérité que de s’entre-tuer pour elle - réellement, ou symboliquement en annulant la valeur du discours de mon contradicteur.
Autre raison de refuser la vérité : celui qui entend la vérité catholique de l’extérieur peut avoir le sentiment que celle-ci prétend le soumettre à des exigences dont il ne comprend pas le sens : elle prétend dire aux hommes de notre époque ce qu’ils doivent faire et ne pas faire. Et ce particulièrement dans le domaine de la vie intime. A tort ou à raison, les hommes d’aujourd’hui considèrent qu’ils ne sont plus des enfants auxquels il s’agit de permettre et d’interdire, mais des adultes qui cherchent, pour la plupart, à faire au mieux en fonction des moyens dont ils disposent et des idéaux qui sont les leurs. Le service que pourrait leur rendre l’Eglise n’est pas seulement qu’on leur dise « ceci est interdit », mais de les faire accéder eux mêmes à cette souveraine liberté, dont la tradition chrétienne rappelle qu’elle vient de Dieu, et qui permet de discerner ce qui va dans le sens d’un plus grand bien.
Arriver face à un de nos contemporains avec cette affirmation « nous avons la vérité », c’est se condamner à ne pas être entendu : dans le meilleur des cas, il ne sait pas de quoi nous parlons ; dans le pire, il voit l’inquisition prête à le brûler.Un concept second par rapport à la foi…
La question se repose alors pour nous : que cherchons à transmettre ? Une foi à la personne du Ressuscité, ou l’adhésion à une conception philosophique de la Vérité ? A supposer que les deux puissent ne pas se recouvrir, le premier terme doit primer le second.
Or, autant dans les premiers siècles, et encore maintenant, ce qui pousse un homme à embrasser la foi chrétienne est davantage une rencontre avec le Christ que la réponse à des questions philosophiques sur la vérité « immuable et éternelle ». Voyez Claudel, voyez Frossard.
Mais il me faut tenir aussi l’affirmation du Christ « je suis le chemin, la vérité, la vie » . Comment ?… et insaisissable
Je ne suis pas grammairien, mais j’ai le sentiment que les mots latins en -itas sont, avant d’être des concepts, relatifs à une situation. La liberté, avant d’être un concept pour lequel mourir, désigne la situation de celui qui n’est pas esclave. La vérité, de même, avant d’être un concept, s’applique à un énoncé ou à une parole dont on peut dire qu’elle est vraie - ou fausse.
Dans ce sens, je suis prêt à parler de la vérité de tel énoncé : « 2+2=4 » est un énoncé vrai en mathématique...
Au delà, comment conceptualiser la vérité ? Voilà qui est difficile à dire .Comment interpréter ?
La vérité mathématique est vraie dans le cadre fixe des axiomes qui la régissent. La vérité des sciences physiques est liée à l’observation de la nature... et à ce titre, elle est sujette à des limitations : les formules de la mécanique newtonienne ne sont valables que dans le cadre strict d’une approximation qui interdit de les appliquer aux grandes vitesses.
Quid de la vérité d’un énoncé théologique ?
Prenons cet énoncé qui est la base de notre foi : « Jésus Christ, le Fils de Dieu, est ressuscité des morts »
Les deux seuls mots de cet énoncés immédiatement compréhensible par tout un chacun sont « Jésus » et « morts ». Les autres supposent interprétation : « Christ », « messie », est une formule qui s’applique dans l’ancien testament au roi d’Israël oint par le prophète... or, Jésus a été oint différemment, lors de son baptême. Il n’est donc pas « oint » au sens strict, mais par une analogie qui dépasse de beaucoup le sens originel.
« Fils de Dieu » - « engendré, non pas créé », précisera Nicée, peut laisser place à d’insondables questions sur ce que signifie, pour Dieu, engendrer - questions auxquels les musulmans restent sagement rétifs en nous rappelant que, si Dieu engendre, ce n’est certainement pas sur le même mode que les pères humains, dans une relation sexuelle. Là encore, « l’engendrement » du Fils est une formule analogique par rapport à une réalité humaine, ici biologique, comme « oint » faisait référence à une réalité politico-religieuse.
« Ressuscité des morts » : le grec, langue de rédaction des évangiles, emploie deux termes pour dire « ressusciter », (ce mot est issu du latin): l’un signifie « réveiller », l’autre « se relever ». Il s’agit de termes de la vie quotidienne, utilisés là aussi dans un autre sens. De plus, le même terme est utilisé pour Lazare et pour Jésus, alors que leurs résurrections sont très différentes.
Autrement dit, les trois termes qu’on utilise pour parler de la foi en Jésus Christ sont des analogies avec la vie humaine et sociale simple - analogies dont nous devons immédiatement dire qu’elle ne sont pas exactes, et qu’il faut les comprendre autrement que dans leur sens littéral.
Notre discours sur Dieu, même dans ses fondements les plus assurés, n’est qu’une approximation lourdement inexacte de la réalité dont cherchons à rendre compte.
Nous possédons la vérité ? sans doute, mais certainement pas au sein de notre discours.Jésus seul est la vérité : pas d’autre chemin pour y accéder que sa personne
Ceci n’empêche pas de croire qu’il existe une vérité transcendante et immuable. Mais nous ne pouvons prétendre, avec nos énoncés de foi, qu’ils soient scripturaires ou traditionnels, que l’approcher. Je tiens, avec l’Eglise, que la formule « Jésus est le Christ » est irréformable; que le credo est irréformable : c’est dire qu’il est impossible de trouver une meilleure formulation de la foi chrétienne. Pour moi, c’est aussi tenir que, si cette formule dit « ce qui est nécessaire au salut », selon la formule traditionnelle, elle reste limitée par l’incapacité de l’homme à dire Dieu parfaitement. Incapacité que Jésus n’a lui-même pas dépassée : il parle de son Père dans des paraboles qui touchent le coeur mais laissent la raison spéculative bien insatisfaite.
Mais ceci n’empêche pas non plus de croire que « Jésus est la Vérité ». Mais dans cette affirmation la vérité est seconde. Compte tenu de la difficulté que je ressens à saisir la vérité ou la fausseté d’un énoncé théologique, je n’ai pas d’idée préconçue de ce qu’est la vérité, idée que je pourrais plaquer sur le Christ. Il ne faut pas déduire le Christ d’une conception de la vérité, mais apprendre du Christ lui même ce qu’est la vérité. Du Christ lui même, c’est à dire de la fréquentation de la Parole de Dieu, et des sacrements de l’Eglise. Il s’agit bien ici de la foi (fides credens) dans une personne qui se communique à moi de telle manière que je puisse donner un contenu (fides credita) à cette foi.
Autrement dit, il existe peut être une vérité immuable, mais pour moi elle découle du Christ et je ne sais pas en parler sans parler de lui; la compréhension que j’en ai ne saurait se séparer de la confiance que je lui fais.Une autre idée de la vérité ?
« La vérité vous rendra libre ».
La vérité dont il est question dans cette formule n’est pas le concept philosophique d’une vérité « immuable, transcendante ». Ne serait ce que parce que faire de cette formule une déclaration métaphysique serait un anachronisme. Jésus n’avait pas lu Aristote.
Je vais donc essayer de vous dire un peu plus comment j’entends ces paroles du Christ.Une vérité dont la connaissance ne sauve pas, mais en laquelle la foi sauve
Dans le premier récit d’exorcisme de l’évangile de Marc, le démon a peur et crie « je sais bien qui tu es : le saint de Dieu ». Manifestement, le démon connaît la vérité sur Jésus : il sait bien qui il est. Et pourtant, il se trompe. Car s’il savait réellement qui est Jésus, il n’en aurait pas peur : s’il acceptait lui aussi de se laisser aimer, il serait sauvé.
En revanche, « tout est possible à celui qui croit » : le démon sait mais il ne croit pas : nous ne savons pas - au sens où nous n’avons pas une perception immédiate de la divinité - mais nous croyons : et la foi va bien au delà de cette connaissance qui nous manque, parce qu’elle sauve : « va, ta foi t’a sauvé ». La connaissance de la vérité ne sauve pas Satan : la foi sauve l’homme.
Cette foi est certes connaissance partielle ; mais elle est aussi espérance, confiance placée dans un homme, Dieu comme Fils de Dieu.Faire la vérité
C’est là, et là seulement, dans la fréquentation du Seigneur que peut se réintroduire la morale chrétienne : comment puis-je, alors que ma vie n’est pas en tout point conforme à l’Evangile, entendre le Christ prononcer des paroles dures comme « moi je vous dis, celui qui regarde la femme de son voisin avec convoitise, celui là a déjà commis l’adultère avec elle dans son cœur » ?
Comme beaucoup d’hommes (mâles) j’ai déjà regardé la femme de mon voisin avec convoitise; comme beaucoup je me suis mis en colère contre mon frère. Ces paroles semblent me condamner.
Mais cette parole vient de mon Sauveur, celui en qui je mets toute confiance. Venant de tout autre, elle est pour moi une accusation. Il n’y a que le Christ à qui je ne puisse pas dire « qui es tu pour me dire cela ? »; il n’y a que lui dont je sois sûr que l’intention, lorsqu’il prononce ces phrases, ne soit pas de m’accuser. Je peux alors entendre ces phrases non comme des accusations mais comme des descriptions de ce qui est : il y a une profonde connivence entre l’adultère et le désir d’adultère, entre la colère et le meurtre. Et du coup, aucun homme ne peut se dire totalement pur d’adultère et de meurtre; mais cela ne retire pas le fait que chacun soit sauvé par la grâce de Dieu.
Si nous voulons fonder la morale chrétienne, nous ne pouvons la fonder que sur Jésus Christ. La vérité de ma condition de pécheur, je ne peux l’entendre sans désespérer que si elle est dite par celui qui « a porté les péchés du monde » ; sinon, à l’instar de notre occident contemporain, je préfère penser que la notion de péché n’est faite que pour charger d’un poids de culpabilité la conduite des hommes afin de les soumettre à un pouvoir, clérical ou politique.
La vérité, ici, est un travail à faire : me reconnaître, devant Dieu, devant ceux que j’ai pu offenser - mais non pas devant une abstraction de loi morale ou de vérité - pécheur.Chemin, vérité, vie
Les trois sont alors inséparables. Non seulement parce qu’on ne pourrait pas dire du Christ qu’il est seulement chemin, vérité, ou vie ; mais aussi parce que les trois termes s’éclairent mutuellement. La vérité du Christ est chemin de vie parce que marcher vers lui (et non pas vers une forme abstraite de vérité qui le pré-définirait) donne la vie; et toute forme de vérité qui n’est pas chemin de vie pour l’homme n’est pas le Christ.; la vie en Christ est chemin dans la Vérité (parce que la démarche de la foi suppose à l’avance un coeur vrai) et vers la Vérité (parce que son but est le Christ) ; le chemin - la suite - du Christ non seulement mène à la Vérité et à la Vie, mais le suivre est une démarche qui fait faire à l’homme la vérité sur ce qu’il est et le conduit à la vie.
Ouverture
Après ces incursions désordonnées autour de la question « qu’est-ce que la vérité », revenons à notre question initiale.
N’oublions jamais que le plus ancien des évangiles, le plus paradoxal par certains aspects, celui de Marc, a été écrit dans une langue grecque de très médiocre qualité. Marc n’a pas eu besoin de connaître la définition philosophique de la vérité pour faire connaître la parole retentissante susceptible de faire changer le monde.
Entendre la parole qui s’adresse au plus profond du coeur pour se mettre à la suite du Christ, voilà qui est plus important que d’admettre un concept de la vérité « transcendante, immuable… ». Elle passe, la figure de ce monde ; elle passe, la figure de l’occident chrétien et de sa philosophie ; « mais mes paroles ne passeront pas ».
Ayons confiance que la vérité, c’est à dire le Christ, saura se faire entendre aussi bien au païen moderne qui ne connaît plus Aristote qu’au païen antique qui le connaissait.
Dominique DEGOUL
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